Jean-François Tessler - Avocat            Laurence Dumas - Avocat

Cour d'appel de Nîmes 16 juin 2016

Par deux arrêts du 16 juin 2016, la Cour d'appel de Nîmes a prononcé, pour la première fois à notre connaissance, la rétractation de deux plans de sauvegarde sur le fondement de la fraude à la loi. Ces décisions font droit à l'action du principal créancier des deux sociétés en sauvegarde. Elles ouvrent une ère intéressante dans le contrôle de la légitimité des procédures de sauvegarde.

En matière de sauvegarde, les créanciers peuvent former tierce opposition au jugement rendu en fraude de leurs droits ou s’ils invoquent des moyens qui leur sont propres (article 583). Il en de même s’agissant du jugement qui arrête le plan. C’est sur le fondement de ce texte qu’un créancier se prétendant victime de fraude avait contesté la validité de deux plans de sauvegarde. La difficulté provenait notamment du fait que, pour des raisons techniques, le créancier n’avait pas pu former tierce opposition aux jugements d’ouverture des sauvegardes dans le délai. La critique portait donc sur les plans eux-mêmes, et non sur le principe de l’ouverture d’une sauvegarde.
 

1. Les faits à l’origine des procédures étaient relativement classiques en matière de rachat d’entreprises. Pour procéder à l’acquisition d’un groupe commercial, le groupe « TROC de l’Ile », des investisseurs institutionnels luxembourgeois avaient constitué une société holding en France, la société TROC EUROPE SAS, elle-même détenue à 100 % par une société luxembourgeoise constituée pour l’opération, la société TROC EUROPE SA, cette dernière étant contrôlée par les investisseurs luxembourgeois.

La société TROC EUROPE SAS avait pour unique activité la détention des titres TROC ; la société TROC EUROPE SA n’avait quant à elle pour unique activité que la détention des titres de la société TROC EUROPE SAS. Ces sociétés n’avaient ni activité commerciale propre, ni salariés, ni endettement autre que la dette d’acquisition.

L’acquisition, réalisée par des investisseurs institutionnels après maints audits, avait été pour partie payée comptant au vendeur, le solde étant payable selon un échéancier fixe. C’est la question du paiement du solde de prix d’acquisition qui est à l’origine des deux arrêts de la Cour d’Appel de Nîmes.

2. Dans les semaines ayant suivi l’arrêté définitif du prix de cession, qui fit même l’objet d’un protocole transactionnel, l’acquéreur, la société TROC EUROPE SAS, se prétendant déçu a refusé de payer le solde du prix de vente.

Arguant de difficultés rencontrées par les filiales opérationnelles du groupe « TROC », pourtant in bonis, TROC EUROPE SAS a sollicité d’abord l’ouverture d’un mandat ad hoc, puis le bénéfice d’une procédure de sauvegarde. Dans le même temps, la société de droit luxembourgeois TROC EUROPE SA, qui s’était portée garant envers le vendeur du paiement du solde du prix et qui craignait d’être appelée en paiement, a sollicité l’ouverture d’une procédure de sauvegarde, sur le fondement des dispositions de l’article 3 du Règlement européen CE n° 1346/2000 du 29 mai 2000.

En mai 2013, le Tribunal de commerce de Nîmes a ouvert des procédures de sauvegarde au bénéfice des deux sociétés. Des plans de sauvegarde ont été arrêtés, prévoyant un échelonnement de l’endettement sur neuf ans, sans provisionnement au titre des créances contestées ni contributions complémentaires des actionnaires, et sans aucune mesure de restructuration, précisément puisqu’aucune activité opérationnelle n’était exercée.

Le passif des deux sociétés, composé quasiment exclusivement de la dette d’acquisition s’est trouvé intégralement contesté, les créances intra groupe étant en revanche admises.

3.  Le vendeur, principal créancier, a formé tierce opposition aux deux plans de sauvegarde, au motif que ceux-ci avaient été arrêtés en fraude de ses droits, dans le seul but d’échapper au paiement de la dette d’acquisition.

La Cour d’appel a fait droit à cette demande, par les deux arrêts du 16 juin 2016.

4.  Le plan est frauduleux en ce qu’il s’affranchit de la règle de l’égalité entre créanciers

S’agissant tout d’abord du plan de sauvegarde de la société française TROC EUROPE SAS, la Cour a relevé que la seule créance contestée était celle du vendeur, les créances des sociétés du groupe étant en revanche intégralement admises.

         La Cour en déduit que le plan de sauvegarde « a bien été élaboré en fraude à la loi, en ce qu’il s’est affranchi de [la règle de l’égalité des créanciers] pour nuire aux intérêts de la SAS FITROC, principal créancier de [la société TROC EUROPE SAS], au profit de ceux appartenant au groupe des sociétés, dont TROC EUROPE SAS a le contrôle et à celui de son associée unique [TROC EUROPE SA], rompant ainsi l’égalité entre les créanciers ».

En conséquence, la Cour rétracte, sur le fondement de la fraude à la loi, le jugement du 17 décembre 2013 ayant arrêté le plan de sauvegarde de TROC EUROPE SAS.

5.  Une société luxembourgeoise, ayant le centre de ses intérêts au Luxembourg n’est pas éligible à la sauvegarde française

Par un second arrêt du même jour, la Cour d’appel de Nîmes rétracte également le plan de sauvegarde de la société-mère de TROC EUROPE SAS, la société holding luxembourgeoise TROC EUROPE SA, également sur le fondement de la fraude à la loi.

Pour justifier de l’ouverture de la sauvegarde et de l’adoption du plan, TROC EUROPE SA s’était prévalue de la jurisprudence « Cœur Défense », par laquelle Cour d’appel de Versailles avait validé la compétence des tribunaux français pour ouvrir une procédure de sauvegarde au bénéfice d’une société holding luxembourgeoise confrontée à des difficultés spécifiques.

Devant la Cour, le débat a essentiellement porté sur le point de savoir si la société TROC EUROPE SA remplissait ou non la condition posée par le Règlement Européen, à savoir la localisation en France du « centre de ses intérêts principaux ». En l’occurrence, TROC EUROPE SA est dirigée depuis le Luxembourg, elle n’emploie aucun salarié en France et elle ne détient pas d’autres actifs que les titres de la société TROC EUROPE SAS.

Dans son arrêt du 16 juin 2016, la Cour d’appel de Nîmes a relevé qu’en l’absence de toute activité en France, le plan de sauvegarde de TROC EUROPE SA ne pouvait proposer aucune mesure de nature à préserver l’activité économique de la société ou le maintien de l’emplois. Ainsi, « sous couvert » d’assurer la pérennité des sociétés filiales opérationnelles du groupe, le plan visait en réalité uniquement à faire obstacle à l’exercice normal de la garantie qu’elle avait consentie à la société FITROC.

La Cour conclut que la mise en œuvre de la procédure de sauvegarde au bénéfice de TROC EUROPE SA, qui ne connaît pas d’équivalent dans le droit luxembourgeois des procédures d’insolvabilité, ne répond pas aux finalités de la législation française sur la procédure de sauvegarde. Le plan de sauvegarde constituait ainsi, selon la Cour, un « leurre » mis en place en fraude de la loi luxembourgeoise sur les procédures d’insolvabilité.

Le plan de sauvegarde de TROC EUROPE SA a donc été également rétracté.

La sauvegarde est un outil précieux à la disposition des praticiens. Son dévoiement, lorsqu’il vient servir la mauvaise foi, nuit à l’institution.  En sanctionnant une « mauvaise pratique », la Cour, ici, la préserve.

À notre connaissance, les deux arrêts font l’objet d’un pourvoi. La Cour de cassation devra donc prendre position sur la question.

 

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